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INTERVIEW - DMITRI FROLOV

thelittlecrocofest

Dernière mise à jour : 7 janv.

CLOWNERY a gagné le Prix du meilleur Moyen-Métrage, plus une mention honorable Meilleur Montage, à la 2ème Edition de notre LCF.

Interview avec le réalisateur Dmitri Frolov.

 


(Dmitri a tenu à nous adresser ces gentils mots en introduction.)

Tout d’abord, j’aimerais exprimer ma gratitude au festival et au jury pour leur attention envers notre film et leur flatteuse analyse ! C’est très important pour les auteurs, créateurs, et l’équipe entière du film d’être reconnus et d’avoir le regard d’autres sur ce qu’on voulait faire, sur comment on a vu et travaillé la réalité autour de nous. Quand on fait un film, la compréhension mutuelle avec le spectateur est souhaitable et très nécessaire.

 

Comment en êtes-vous venu à réaliser ce film ? Et parlez-nous du processus d’adaptation des textes de Daniil Kharms jusqu’à votre propre scénario.

Il faut avoir en tête le contexte de l’époque où l’idée est venue. À la fin des années 80 les archives ont commencé à éclore en URSS, révélant l’horreur installée dans le pays dans les années 30. Les répressions de Staline, la destruction de centaines de milliers de personnes sur de fausses accusions, les mensonges des journaux et magazines d’alors. Quasi tout cela nous était inconnu avant la perestroïka. Bien sûr, nous avions entendu parler du « Culte de la personnalité » mais n’avions aucune idée de ce qui s’est révélé être un désastre total à grande échelle. Parallèlement, des biographies et travaux oubliés, et des auteurs peu connus de la première moitié du 20ème siècle, ont commencé à sortir dans de nombreuses revues, des livres non-publiés en leur temps sont apparus à la vente. Presque par hasard, je suis tombé sur l’œuvre de Daniil Kharms, et ai été stupéfait par la profondeur et le paradoxe de son talent. C’était un auteur presque inconnu. De son vivant, il avait été édité seulement dans les magazines jeunesse, où ses poèmes pour enfant étaient imprimés à l’occasion. Il vivait à Leningrad avant la 2nde guerre mondiale et peinait à joindre les deux bouts, le manque d’argent l’empêchant parfois de manger pendant plusieurs jours. Mais il a aussi écrit de la poésie et de la prose pour adultes, jamais publiées de son vivant. Durant la guerre, quand les troupes nazis étaient aux portes de Leningrad, Kharms a fini incarcéré et est mort de faim pendant le siège dans l’hôpital de la prison, lors du froid hiver de 1942.

Il faut dire que les œuvres de Kharms ne se distinguent pas par leur grande longueur et leur cohérence. Ce sont plutôt de petites scènes et des pièces humoristiques d’une ou deux pages dans un livre, surtout des dialogues entre personnages. Mais cela retranscrit étrangement toute l’essence, la peur et la douleur de son ère. Je me suis rendu compte que c’était ce que j’avais besoin de raconter au sujet de l’absurdité, celle de la vie en pays Soviétique. J’ai imaginé un personnage d’ensemble — un certain héros de la non-intelligentsia, dans une basse strate de la société, peut-être ayant jadis servi dans la marine : Piotr Ivanovitch. J’ai relié tous les épisodes à travers lui. L’auteur lui-même apparaît dans le film — lequel commence et finit sur lui. Par conséquent, j’ai presque entièrement inventé le fil visuel, puisque Kharms ne décrivait pas le lieu et la période de ses histoires ; et ai repris ses dialogues à lui.

 

Concernant votre équipe : aviez-vous déjà travaillé avec certains ? Et comment ont été trouvées les nouvelles recrues ?

À la fin des années 80 je travaillais au studio-théâtre jeunesse « NEO », organisé durant la perestroïka par de jeunes acteurs. Quasi tous ceux de cette troupe apparaissent dans le film. Auparavant je connaissais et avais travaillé avec deux d’entre eux : Dmitry Shibanov, le rôle principal, et Mark Nakhamki, qui joue Pouchkine (ils se battent dans la scène finale). Hormis ça, je devrais parler du personnage de “l’oncle”. Il s’agissait du vieil acteur Alexei Zakharov, qui étudiait à l’institut du théâtre dans les années 30 alors que Kharms œuvrait. Durant la 2nde guerre mondiale, il a attrapé froid dans les tranchées, a perdu sa voix et donc cessé de jouer. Il a dirigé toute sa vie un centre culturel. Dans le film, sa voix est doublée par quelqu’un d’autre.

 

Quand et où CLOWNERY a-t-il été tourné, et sur combien de temps au total ?

On a tourné à Leningrad (aujourd’hui Saint Pétersbourg) et ses environs. Le tournage a commencé au printemps 1989, en avril-mai. La majeure partie du film s’est faite en été de la même année. En septembre, je me suis attelé au montage, et le 29 septembre 1989 ce fut la première dans le grand appartement d’une des actrices du film. Donc tout a été très rapide. Seulement six mois se sont écoulés de l’idée à la concrétisation !

 

Ce n’est pas un film ordinaire dans lequel jouer. À quoi ressemblait votre direction d’acteurs ?

Les acteurs ont suivi ce que je suggérais. Parfois on improvisait tous ensemble à partir d’éléments des textes de Kharms. C’est par exemple comme ça qu’a été faite la scène entre le tsar et la tsarine. On improvisait littéralement sur le thème de Kharms.

Il faut préciser que les scènes dialoguées du point de vue des personnages n’étaient pas faites de façon conventionnelle. D’abord, les acteurs jouaient leurs scènes devant un micro. C’est comme ça que le son a été capté. On aurait dit un enregistrement de fiction sonore pour la radio. Puis l’image pour chaque cadre a été filmée sur la bande-son passée au ralenti. La caméra tournait aussi à vitesse réduite. C'est comme ça qu'a été changée la plasticité des personnages. Les mouvements rendaient ainsi accélérés, plus nerveux et saccadés que dans la vraie vie. Ce n’était sans doute pas très commode pour les acteurs eux-mêmes, mais à mon avis l’effet était nécessaire.

La scène du matelot qui bat Pouchkine est née des dialogues bruts de Kharms. On peut voir ça comme une confrontation entre un intellectuel et le lumpen-prolétariat, ou comme des échos des répressions staliniennes contre les Juifs. La séquence a plusieurs sens.



 

Au Little Croco Festival, on est friands d’anecdotes. Quel était le moment le plus difficile du tournage ? Et/ou y a-t-il eu une scène ou un plan magique, que tout le monde a adoré faire ?

Ce n’était pas commun de filmer une scène érotique avec une actrice entièrement nue. Atypique pour l’époque. En union Soviétique, de telles scènes n’étaient pratiquement jamais faites, la nudité jamais à l’écran. Je ne pourrai sûrement me souvenir que du “Andrei Rublev” d’ Andrei Tarkovsky, qui en contenait une scène. À cet égard, c’était une tentative courageuse en 1989.

Un autre moment délicat a à voir avec la salade dans laquelle « l’oncle » marche, dans une des scènes. Nous comprenions l’époque de Daniil Kharms car à la nôtre, lors de l’année du tournage, à cause des pénuries alimentaires dans le pays, un rationnement de maintes vivres était instauré, à savoir le savon, le tabac, l’alcool et différentes denrées : saucisses, pâtes, viandes et produits laitiers. Tout cela était strictement limité. Il était donc difficile de préparer la table pour les scènes de festin. Piétiner un plat de salade à base de produits acquis durant le rationnement était extrêmement blasphématoire pour tout le monde. Pourtant nous l’avons fait, comme vous avez pu le voir.

La scène du songe de Kharms, quand il marche dans l’eau et rencontre la fille rêvée qui s’enfuit dans la mer, était sûrement très aimée de tous, pour le visuel. On a filmé sous deux expositions, avec les vagues et l’autre scène des héros en surimpression.

 

Vos caméos sont étrangement savoureux. Nous sommes tous assez d’accord pour dire que même un spectateur qui ne vous connaît pas peut deviner que vous êtes le réal ou l’auteur, et cela accentue d’une certaine façon la poésie et l’authenticité de la narration. Comment décidez-vous d’avoir ou non un rôle à l’écran ? (et sur place : demandez-vous à quelqu’un de vous diriger ?)

Merci beaucoup pour un tel compliment ! Il se trouve que j’ai pris la liberté de devenir un co-auteur de Kharms et de l’incarner à l’image. D’une façon c’est vrai, pardon pour ce postulat effronté. Mais j’ai bel et bien constitué un florilège d’après sa précieuse mosaïque.

Dans toutes mes apparitions, j’ai pratiquement regardé le public depuis l’écran comme pour l’interpeler par les yeux : comprend-il bien ce que je veux lui raconter ? Je ne joue pas dans tous mes films. C’est très dur de tout faire sur le tournage. Ça n’arrive que quand je m'aperçois que, dans ma tête, je me projette à l’écran à tel ou tel endroit du film.

Sur le tournage, en général je me dirige moi-même. Je demande juste à qui fait la caméra à ce moment de me montrer mes limites-cadre (où je suis coupé en taille et jusqu’où je peux bouger dans l’image).

 

Vous donnez vraiment cet aspect « passé » à vos films (on se souvient aussi celui que vous nous avez envoyé l’an dernier). Comment travaillez-vous avec votre directeur-photo ? Et y a-t-il des éléments de cette esthétique "à l’ancienne" qui ne sont amenés que plus tard en post-production ?

J’ai pour règle de créer sur le tournage une image quasi-définitive. J’ai tourné presque tous mes films soviétiques avec la compagnie Svema. Leur pellicule spéciale conserve tous les bords irréguliers et les imperfections de son temps, et cela apporte pour ainsi dire des éléments de conflit interne aux scènes au moment-même de les tourner. Je suis aussi le directeur-photo de mes films, dont je travaille avec mon subconscient. Je sais toujours à l’avance, après les tests matos, quel genre, qualité et sentiment l’image finale donnera, et j’utilise ça pour exprimer mes idées au plus juste. En post-prod, je touche en général seulement le contraste et la couleur. Pas besoin d’ajouter des effets vieillissants là-dedans — le matériel de tournage le fait de lui-même !

 


De la post-production initiale, on se souvient juste que pour la scène entre le tsar et la tsarine, pour la styliser comme au début du 20ème siècle, j’ai étendu la bande au sol et ai demandé à plusieurs gens de marcher dessus en bottes pour donner au film le bon degré d’usure. J’ai aussi soumis à des modifications mécaniques le gros plan du protagoniste confessant son amour à Marya Ivanovna : j’ai gratté des éclairs sur le film pour donner au monologue plus d’emphase.

 


Parlez-nous de la post-prod.

Le film lui-même a été filmé en 16mm réversible avec une cam Krasnogorsk-3. Ce qui veut dire qu’après développement, j’ai immédiatement reçu l’image finale. À la base l’image et le son étaient sur deux bandes différentes, et se synchronisaient durant la projection du film sur écran. Le film existait en une seule copie, et s’usait forcément à chaque utilisation — projos en clubs, festivals underground et événements privés. À la longue, j’ai dû le restaurer. J’ai tout redigitalisé et corrigé l’image et le son en numérique. Ça a été fait en 2005.

 

Vous sentez venir cette question : pourquoi CLOWNERY n’est-il sorti que tant de temps après ?

À l’époque du tournage, il n’y avait pas de technologie ou d’opportunité pour le conserver et l’envoyer en distribution. Malgré la perestroïka qui commençait déjà dans le pays, l’union Soviétique avec ses lois et ses possibilités existait toujours, et il était pratiquement impossible d’être financé pour redévelopper le film au format cinéma 35mm généralement requis. J’ai par la suite effectué moi-même la restauration à mes frais, sans apport extérieur. Puis la technique par ordinateur a émergé. C’était l’occasion de faire des copies VHS et DVD.

 

Où peut-on voir CLOWNERY ?

Aujourd’hui c’est facile de trouver et voir le film sur internet. Par exemple :

 


Des projets passés ou futurs que vous voudriez partager ici ?

Je serai heureux de partager ici n’importe lequel de mes projets. Depuis que je fais du cinéma expérimental, je m’intéresse à l’expérimentation par l’image pour révéler aussi pleinement que possible l’essence de l’idée d’un auteur. Et cela ne se fait pas que via l’image, mais aussi le montage, le son, ou le fond. Expérimenter, en fait, dans tous les sens du terme. La pure création de forme ne m’attire pas, même si j’ai du respect pour ceux qui en font.

Je peux proposer par exemple des films basés sur les œuvres d’autres poètes Russes du passé. J’ai un film « Above the Lake » tourné d’après les poèmes d’Alexander Blok, qui vivait au tout début du 20ème à l’ère du cinéma muet. Du coup j’ai fait une reconstitution du cinéma de son époque. J’ai tourné en noir et blanc avec une caméra 35mm manuelle, c’est-à-dire que j’ai littéralement tourné la poignée d’une vieille cam pour activer le mécanisme. L’image est sortie identique à celle d’époque.


Il y a aussi un film intitulé « Last Love », en couleurs. Et aussi, bien sûr, expérimental. La compo musicale et poétique “Oh, my prophetic soul” (sur les vers de Fyodor Ivanovich Tyutchev pour les lecteurs) pour piano et orchestre de cordes par le compositeur Sergei Alexandrovich Oskolkov a servi de base sonore pour une parabole philosophique à propos de l’amour de l’Homme et du divin, du cycle de la vie, du déclin de la civilisation humaine. Fyodor Tyutchev vécut à la première moitié du XIXème. Dans le film, je n’ai pas essayé de recréer cette période mais j’ai pris son lyrisme et la profondeur de ses œuvres poétiques comme point de départ.


Il y a d’autres films bien sûr. Aussi des plans pour le futur, mais je préfère ne pas en parler, pour ne pas engendrer un prématuré. Les projets et les idées subissent en général des changements durant le processus de réflexion, de tournage et même de montage. Attendons leur matérialisation avec le temps.

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